Eugène Durif | Fariboles

Eugène Durif : Fariboles

CLOWN1
Qu’est-ce qu’ici ?
Clown 2
Ca ne se voit pas ?
CLOWN 1
Donc bien ici ?
Clown 2
En a tout l’air, non ?
CLOWN 1
Et ici, maintenant ?
CLOWN 2
Le trou, un vrai trou…
CLOWN 1
Ah !
CLOWN 2
On comble. On tourne autour, on fait avec…
CLOWN 1
Et en ce qui concerne ?
CLOWN 2
Stand-by provisoire…
CLOWN 1
Pourtant, c’est bien un…
CLOWN 2
Ca y ressemble pas, non ?
Mais pour l’instant, le trou, on comble le trou, on tourne autour, après, une fois comblé le trou, on aura tout le temps de … Stand-by provisoire, latence périodique…En attendant…
CLOWN 1
Alors, rien d’autre ?
CLOWN 2
On comble, on comble…
Stand-by provisoire que je vous dis en attendant que soit comblé le cloaque…
CLOWN 1
On ne pourrait pas faire en sorte que quelque chose, un tout petit quelque chose se passe ici ?
CLOWN 2
Si c’était si simple…
CLOWN 1
Ah !
CLOWN 2
Lié à des aléas provisoires qu’il serait difficile à expliquer.
On comble, je vous dis, on comble…Après, dans un an ou deux…
CLOWN 1
Et maintenant, ici, là, maintenant ?
CLOWN 2
Toute l’équipe est là sur le pont, le navire est entre de bonnes mains…Et quand on aura comblé le trou…
CLOWN 1
Donc, il n’y a rien à faire ici ?
CLOWN 2
Ce que vous voudriez faire d’autre ?
CLOWN 1
Peut-être ici, là, maintenant, dans ce lieu, trépigner, parler, crier, hurler, chanter sur tous les tons, en équivoques, en impairs, s’interroger sur le sens de ce qui nous arrive, de ce qui nous vient, le mettre à plat, le mettre dans tous les sens, tenter de tenir debout avec deux ou trois phrases trébuchantes… Etrangler l’indifférence polie, compassée et compassionelle des professionnels de la profération…
S’amuser et s’essayer à des parades fantomatiques et des histoires somnanbuliques, pleines de cris et de grincements de dents et pour ce qu’elle signifie, allez savoir, siffloter des chansonnettes boiteuses comme le sont parfois les circonstances ou des récits démantibulés de la même eau, ou que sais-je encore des chœurs lunatiques, des énigmes sans queue ni tête, des tentatives de parler du monde aussitôt dites, aussitôt défaites et emportés en rythme, en hoquets et en heurts... Et qu’on entende dans les phrases, sourdre le battement du cœur. Et couler le sang sous la peau et les frissons. Et…Et….
CLOWN 2
Non, mais il rêve lui ou quoi !
On fait précisément en sorte que le lieu soit en état de marche et de fonctionnement, en prenant bien soin de ne pas le faire fonctionner, car au lieu de combler le trou, on l’aggraverait à coup sûr…
Il faut préserver l’outil de création. Et dans un an ou deux, le cloaque, heu le trou une fois comblé, Hamlet, vous connaissez, c’est une pièce de Shakespeare et avec une distribution, je ne vous dis que ça…C’est pensé, tout ça, à long terme…
CLOWN 1
Mais juste pendant le temps où il n’y a rien qui se passe, on ne pourrait pas s’installer ici, squatter le lieu, un petit bivouac éphémère, un bivouac d’insomniaques qui continuent à parler dans la nuit et racontons nous des histoires à danser debout qu’elles nous ravissent l’âme ou nous fassent trembler de froid ou de peur
CLOWN 2
Mais c’est pas rien ce qui se passe.
N’y êtes pas du tout.
CLOWN 1
C’est bien là le problème, je crois… Y être ou ne pas y être…
(Clown 1 et Clown 2 se transforment en l’un et l’autre)
L’UN
Il nous faut maintenant, et ce n’est pas un mince travail, désapprendre la langue des morts.
Celle des vivants nous la découvrirons au fur et à mesure,
Ne sachant jamais trop bien sur quel pied danser.
Nous accrochant à ce qui ne tient pas tout debout, ce qui chavire et tente de rester debout.
Dans le moment où ça tombe et ça s’effondre bien comme il faut.
Nous nous laisserons guider par les visages dans la rue, les mouvements des corps, les inflexions des voix.
Ne sachant jamais trop sur quel pied danser.
On retrouvera ce chant perdu qui allait avec les mots, et les mots alors en seront différents.
L’avenir ici tout de suite maintenant sans attendre, jamais ce ne sera demain , jamais plus d’un jour viendra.
L’avenir, ici tout de suite maintenant et s’il nous en faut un à tout prix, ce sera tout ce qu’on n’a pas encore commencé à imaginer.
Ne sachant jamais trop sur quel pied danser, mais avançant de toute notre maladresse.
Rendez-vous tout de suite, ici maintenant, aujourd’hui les lendemains qui chantent, on ne s’en laissera plus conter.
Les cadavres qui pèsent sur nos dos et nous empêchent de bouger, on leur crèvera les yeux, trop d’images y sont restées.
(…) Assez de la poésie asservie comme un bouquet de fleurs plastiques décoratives au beau milieu de cette table de banquet/
Ce jour, où nous n’aurons plus besoin d’elle/
Puisqu’elle sera ici maintenant inscrite dans nos paroles, dans nos gestes d’une parole inventée.
Retrouvé ce chant perdu sous les mots/
Nous accrochant à ce qui ne tient pas tout debout, ce qui chavire et tente de rester debout.
Dans le moment où ça tombe et ça s’effondre bien comme il faut.
Ne sachant jamais trop sur quel pied danser. Mais ce sera le bon à coup sûr.
L’AUTRE
Je voulais parler de politique, je ne sais plus trop quoi en dire. J’aimerais avoir des certitudes, changer la vie, transformer le monde, et tout ça…
Je voulais parler d’amour, mais dès que j’essaie, tout ce que je voulais dire m’a déjà filé entre les doigts, et l’amour avec.
De quoi je pourrais parler moi ?
D’art, mais l’art est mort, c’est bien connu.
Finalement, la seule chose dont j’arrive encore à parler, et qui m’intéresse un petit peu, c’est moi.
Mais en quoi ça peut vous intéresser ?
Non, mais c’est vrai ça, en quoi ça peut vous intéresser ?
L’UN
J’ai oublié tous mes rêves. Réveillez-moi !!
L’AUTRE
(commence à chanter)

CHANSON DES LENDEMAINS QUI CHANTENT
Ce qu’on nous disait
que demain se serait mieux
vachement mieux.
Qu’suffisait d’avancer
Et même les yeux fermés.
A l’aube d’un nouveau millénaire
le monde se remettra à l’endroit.
Demain toujours demain
et voilà qu’on y arrive, voilà
qu’on y est et rien et rien.
C’est toujours pire, mais sûr
que ça pourrait être encore pire.
Y’a rien à dire ni à redire
Pour ce qui est de l’avenir
on est servi et bien.
Un infernal abîme dans notre poitrine
a quoi l’aller à quoi bon lalaire
l’aller chercher sous la terre.
Le monde est resté à l’envers
Sûr de son bon droit
Pas demain qu’il se remettra à l’endroit.
Tous ces cris pour rien en l’air lanlaire
jetés en l’air pour rien ni personne.
Lavez-nous de toutes nos offenses
Pour d’inutiles repentances.
Là ici maintenant c’est pas l’enfer
mais ça lui ressemble comme un frère.
Si c’est ça demain
Arrêtez les compteurs
Si c’est ça le nouveau millénaire
je veux revenir en arrière.
Ou qu’on nous laisse crever
la gueule ouverte en ne nous promettant
plus rien, qu’on ne nous fasse plus attendre
tout encore tout et plus et son contraire

Retrouvez ce texte dans le recueil La plus grande pièce du Monde - ed Des Amandiers

30 septembre 2002
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